À la fois naturel, souple, résistant et facile à cintrer, le rotin a traversé les siècles sans jamais perdre de sa pertinence. Longtemps cantonné à l’artisanat local ou aux intérieurs coloniaux, ce matériau issu de l’Asie du Sud-Est a su séduire les designers les plus audacieux du XXe siècle. Parmi eux, ceux du courant Art déco lui ont offert une place singulière, entre tradition et modernité.
Apparu dans l’effervescence des Années folles, l’Art déco s’est distingué par son goût pour l’ordre géométrique, les matériaux nobles, et une esthétique enrichie par des influences extra-européennes où l’exotisme maîtrisé devient un signe de raffinement. Dans ce contexte, le rotin trouve une nouvelle voie d’expression. Il ne se limite plus aux fauteuils de jardin ou aux meubles de véranda : le rotin devient un matériau de création à part entière, associé au métal, au verre ou à la laque dans des compositions modernes.
Loin d’un folklore décoratif, le rotin s’intègre aux canons modernistes du style Art déco, contribuant à créer un mobilier élégant, accessible, fonctionnel et ancré dans les mutations de son époque.
Le style Art déco : entre rigueur géométrique, exotisme et modernité industrielle
L’Art déco, ou style moderne, émerge au début du XXe siècle dans une période de bouleversements politiques, techniques et culturels. En rupture avec l’Art nouveau et son naturalisme ornemental, il prône un retour à l’ordre visuel, à la clarté des lignes, tout en intégrant des influences éclectiques, venues des arts premiers, de l’Orient ou des Amériques. L’Art déco mêle élégance structurée et influences venues d’ailleurs. Le rotin s’y impose presque à contre-courant, en valorisant un matériau jugé simple mais capable d’élégance, de confort et de modernité.
Une esthétique née dans les limbes de la modernité
L’Art déco ne porte son nom qu’à partir des années 60, mais son acte fondateur reste l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes à Paris en 1925. Cet événement mondial consacre une nouvelle conception du décor et du mobilier : dépouillé, structuré, tourné vers les formes simples, mais aussi les matériaux nobles. L’ébène de Macassar, le galuchat, le verre gravé, le métal chromé ou le marbre côtoient les bois exotiques, les laques d’Extrême-Orient — et, dans certains cas, le rotin.
Ce dernier, bien qu’issu d’un registre populaire ou colonial, séduit par ses qualités plastiques et fonctionnelles. Il est souple, léger, cintrable à chaud, et permet une construction par courbes et par entrelacs qui s’adapte aux canons de l’époque. À l’heure où l’on cherche à industrialiser le beau, à produire en série du mobilier accessible mais raffiné, le rotin représente une solution élégante et économique.
Un goût prononcé pour l’ailleurs : l’exotisme maîtrisé
Dans les années 20, le monde occidental nourrit une fascination croissante pour les cultures extra-européennes, nourrie notamment par l’Exposition de 1925 et le goût de l’ailleurs. Cette passion pour l’ailleurs est alimentée par les grandes expéditions, l’expansion coloniale, et les expositions universelles. L’Art déco puise dans cet imaginaire pour enrichir son vocabulaire formel : motifs égyptiens, lignes ziggurat, sculptures africaines, motifs incas, références à l’Asie et aux îles du Pacifique.
A ce moment, le rotin — plante grimpante tropicale originaire d’Asie du Sud-Est — acquiert une aura d’exotisme raffiné. Il est employé dans les vérandas, les salons d’hiver, les intérieurs bourgeois mais décontractés, les cabines de paquebots, les halls d’hôtels coloniaux. Cette appropriation du rotin dans un cadre résolument moderne — souvent associé à des tubes métalliques comme l’acier chromé ou au verre sablé — témoigne d’un mélange assumé d’influences culturelles : le mobilier devient une passerelle entre l’Orient et l’Occident, entre l’artisanat et l’industrie.
La naissance d’un mobilier fonctionnel, structuré, allégé
Contrairement à l’Art nouveau, qui exaltait l’ornement pour lui-même, l’Art déco inscrit la décoration dans une logique fonctionnelle. Les lignes deviennent tendues, les volumes géométriques, les matériaux contrastés. Le mobilier en rotin s’intègre alors dans cette volonté d’allègement visuel et de clarté formelle. Il permet de concevoir des pièces sculpturales, mais aériennes : fauteuils bas, rocking-chairs, consoles ou paravents aux silhouettes épurées.
L’usage du rotin s’ancre ainsi dans une modernité à la fois esthétique et sociale. Il offre une alternative économique aux bois exotiques rares, tout en véhiculant une idée de confort moderne. Certains designers et ensembliers s’en emparent pour créer des pièces résolument innovantes, qui anticipent même parfois les lignes du mobilier des années 1950.
Figures emblématiques et pièces phares : le rotin au cœur de l’expérimentation Art déco
Si le rotin séduit par ses propriétés physiques, il ne devient un véritable matériau de design qu’à partir du moment où des créateurs s’en emparent avec ambition formelle. Durant l’entre-deux-guerres, plusieurs figures marquantes contribuent à élever ce matériau populaire au rang d’objet de modernité. Loin du folklore colonial, leurs créations s’inscrivent dans une recherche de rigueur, de fonctionnalité et d’élégance. Parmi elles, deux noms s’imposent particulièrement : Louis Sognot en France et Paul Frankl aux États-Unis.
Parmi les créations emblématiques de l’époque, le fauteuil Paris d’Arne Jacobsen, dessiné en 1925 et récompensé à l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs de Paris, incarne parfaitement l’alliance du rotin, de la modernité et de l’élégance scandinave dans le contexte Art déco.
Louis Sognot : la rigueur géométrique alliée à la sensualité du rotin
Formé à l’École Bernard Palissy puis aux Arts Décoratifs, Louis Sognot (1892–1970) est l’un des premiers designers français à explorer le potentiel structurel du rotin. Dès les années 1930, il développe un vocabulaire formel où le cintrage à chaud, la superposition des courbes et la tension des lignes participent à une véritable recherche de modernité.
À travers ses fauteuils, méridiennes ou paravents, présentés notamment aux Salons des artistes décorateurs, Sognot illustre une esthétique française rationaliste, soucieuse de confort et d’économie de matière. Il expérimente l’association du rotin avec des matériaux contemporains comme le métal ou les tissus techniques, sans jamais sacrifier la lisibilité des formes.
Certaines de ses créations sont éditées pour les grands magasins parisiens comme le Bon Marché ou les Galeries Lafayette, anticipant une diffusion plus large du design. Entre rigueur géométrique et souplesse artisanale, ses meubles en rotin incarnent une modernité accessible mais exigeante.
Paul Frankl : du style Skyscraper au rotin moderniste
D’origine austro-hongroise, Paul Frankl (1886–1958) s’impose comme l’un des grands noms du design américain dans l’entre-deux-guerres. Installé à New York dans les années 1920, il développe une esthétique personnelle connue sous le nom de “Skyscraper Style”, inspirée par l’architecture verticale des gratte-ciels. Ses créations — bibliothèques, commodes, bureaux — affichent des lignes géométriques en gradins, des volumes audacieux et un raffinement ornemental typique de l’Art déco américain.
Mais à partir des années 1930, Frankl s’installe à Los Angeles et adapte son style au climat, à l’architecture et aux usages de la Côte Ouest. Il découvre alors le potentiel du rotin, qu’il utilise dans une veine beaucoup plus moderne et décontractée. Il conçoit des fauteuils, canapés et daybeds en rotin courbé, aux lignes souples et fonctionnelles, pensés pour les intérieurs-extérieur des villas californiennes. Ce mobilier illustre une transition vers un design plus organique, plus fluide, marqué par l’influence du modernisme ambiant et de l’architecture domestique de Richard Neutra ou Rudolph Schindler.
Ses meubles en rotin, bien que postérieurs à la période classique de l’Art déco, prolongent une démarche entamée dans les années 1920 : associer matériaux nouveaux, confort moderne et élégance formelle. Certaines pièces ont été produites par Frankl Galleries, d’autres sont aujourd’hui conservées dans des collections majeures comme celles du MoMA ou du LACMA.
Frankl représente ainsi une figure de continuité et de mutation : il introduit le rotin dans l’univers du mobilier de style, puis en fait un support pleinement moderne, contribuant à son émancipation du registre exotique ou balnéaire.

Les ensembles complets : salons, paravents et mobilier de jardin
Au-delà de ces figures majeures, l’Art déco voit également l’émergence de “salons en rotin” complets, présentés dans les galeries, les expositions universelles ou les catalogues de grands magasins. Ces ensembles — fauteuils, canapés, tables basses, lampes, paravents — sont conçus comme des compositions cohérentes, jouant sur la répétition des motifs et la modulation des volumes.
Le rotin y est tressé, ajouré, sculpté, cintré en éventail ou en spirale. On trouve fréquemment des piètements ajourés, des dossiers en croisillons géométriques, ou des accoudoirs courbes reprenant les lignes caractéristiques de l’architecture Art déco. Certaines de ces pièces sont aujourd’hui rééditées par des maisons comme Vauclair ou atelier Vime, ou visibles dans des collections patrimoniales telles que celle du Musée des Arts Décoratifs de Paris.
Atelier Vime, basé en Provence, s’est notamment spécialisé dans la restauration et la réédition de salons, paravents et fauteuils en rotin, mettant en valeur l’élégance et la modernité de ce matériau dans l’esprit Art déco.
Le rotin Art déco n’est donc pas une anecdote du mobilier, mais bien une branche singulière de l’histoire du design moderne, à la croisée de l’innovation formelle, du métissage culturel et d’une nouvelle manière d’habiter l’espace.
Exotisme, modernité et diffusion : le rotin comme matière idéologique dans l’Art déco
L’usage du rotin dans le design Art déco dépasse les seules considérations esthétiques ou fonctionnelles. Il s’inscrit dans un système de représentations propre à l’époque, mêlant fascination pour l’ailleurs, ouverture à la mondialisation des matériaux, et émergence d’un mode de vie moderne. En tant que matière venue d’Asie du Sud-Est, le rotin condense les enjeux coloniaux, les aspirations bourgeoises et les idéaux progressistes de l’entre-deux-guerres.
Un exotisme maîtrisé, reflet des imaginaires coloniaux
Dans les années 1920-1930, la France — comme la Grande-Bretagne ou la Belgique — étend son empire colonial et intensifie les échanges avec ses territoires d’outre-mer. Le rotin, matière végétale issue des forêts tropicales d’Indonésie, du Vietnam ou du Cambodge, devient alors un matériau d’importation prisé. Il incarne un “exotisme domestiqué”, acceptable pour les classes moyennes urbaines qui veulent introduire dans leurs intérieurs une touche d’ailleurs sans rompre avec les canons de l’élégance européenne.
Le rotin se retrouve ainsi dans les salons d’hiver, les jardins d’hiver, les galeries vitrées ou les résidences balnéaires. Ces espaces marginaux — à mi-chemin entre intérieur et extérieur — deviennent des lieux d’expérimentation stylistique. Le mobilier en rotin y offre une légèreté visuelle et une connotation tropicale qui évoque les colonies sans les heurter : une “exotisation douce” en phase avec l’idéal civilisateur revendiqué par l’époque.
L’Art déco, qui fait de l’ailleurs une source d’inspiration graphique et formelle (motifs africains, arabesques orientales, sculptures océaniennes), trouve dans le rotin un support idéal pour inscrire l’exotisme dans la matière même du mobilier. Il ne s’agit plus seulement de citer l’étranger, mais de le fabriquer — et de l’asseoir.
Une modernité sociale : le rotin comme réponse aux mutations urbaines
Au-delà de l’exotisme, le rotin répond aussi à des besoins très concrets : produire du mobilier élégant, robuste, mais accessible. Moins coûteux que les bois précieux ou le métal forgé, plus malléable que le chêne ou l’acajou, le rotin permet une fabrication semi-industrielle, adaptable aux contraintes de l’habitat urbain.
Dans cette époque de densification des villes, de construction d’immeubles collectifs et de montée en puissance des classes moyennes, le mobilier doit être plus léger, plus modulable, plus simple à déplacer. Le rotin s’impose ainsi comme un matériau “moderne” au sens plein : il accompagne les mutations sociétales en cours.
C’est aussi un matériau “hygiéniste” : sa surface lisse, sa légèreté et sa structure ajourée s’accordent avec les préoccupations sanitaires de l’époque, qui prônent la lumière, la ventilation et la facilité de nettoyage. Loin d’un simple effet de mode, le succès du rotin s’enracine donc dans une logique d’adaptation aux modes de vie nouveaux.
Le rotin comme image d’une transition culturelle
Enfin, le rotin, dans le cadre Art déco, symbolise un moment charnière dans l’histoire du mobilier occidental : celui du passage d’un artisanat ornemental à un design fonctionnel. À l’instar du métal tubulaire chez Bauhaus, ou du contreplaqué chez Alvar Aalto, le rotin devient une matière de synthèse — au croisement du naturel et de l’industriel, du local et du cosmopolite.
Son succès dans les expositions universelles (notamment celle des Arts décoratifs à Paris en 1925), son intégration dans les grands magasins, et sa présence dans les productions destinées aux colonies (mobilier pour hôtels ou administrations en Afrique ou en Indochine) confirment cette double dimension : le rotin Art déco n’est pas seulement un choix esthétique, mais une matrice culturelle, un révélateur des tensions et des aspirations de son époque.
Héritages et réinventions : du modernisme tropical au design contemporain
Le rotin Art déco n’a pas disparu avec les Années folles. Au contraire, il a semé les germes d’une approche globale du mobilier en fibres naturelles, nourrie par les mutations du XXe siècle, l’internationalisation des styles, et les préoccupations environnementales émergentes. De l’après-guerre aux années 2020, son héritage irrigue les mouvements architecturaux tropicaux, inspire les designers modernistes, et connaît aujourd’hui un retour en grâce, à la fois patrimonial et prospectif.
Modernisme tropical : une nouvelle vie pour le rotin
Dans les décennies 1940 à 1970, plusieurs architectes et designers opèrent un glissement depuis le rationalisme européen vers un modernisme adapté aux climats équatoriaux. Ce modernisme tropical, étudié notamment dans l’architecture de Geoffrey Bawa (Sri Lanka), Maxwell Fry et Jane Drew (Afrique de l’Ouest), ou Charles Correa (Inde), intègre des matériaux locaux, une ventilation naturelle et des formes pensées pour la porosité entre intérieur et extérieur.
Dans ce cadre, le rotin redevient une ressource évidente. Léger, respirant, facilement façonnable sur place, il est utilisé aussi bien pour le mobilier que pour les éléments d’architecture intérieure (cloisons, suspensions, têtes de lit…). Ce design climatiquement intelligent fait écho à certaines logiques de l’Art déco : rationalité des formes, articulation entre fonction et esthétique, recherche d’une élégance contextualisée.
Ce lien entre rotin Art déco et modernisme tropical est particulièrement visible dans les œuvres de Louis Sognot et Charlotte Perriand, qui voyagent dans les Antilles, au Japon ou en Indochine et adaptent leur langage formel à des matériaux comme le bambou ou le rotin. Leur approche n’est ni folklorisante ni condescendante : elle repose sur un véritable dialogue entre design européen et artisanat local.
Aujourd’hui encore, cette veine tropicale moderniste continue d’inspirer les éditeurs comme Phantom Hands, qui rééditent des pièces conçues dans les années 1960 par Bawa ou Pierre Jeanneret, dans des finitions mêlant bois massif et cannage.
Un revival contemporain entre nostalgie et responsabilité
Depuis les années 2000, le rotin connaît un net regain d’intérêt dans les sphères du design contemporain. Cette renaissance tient à plusieurs facteurs :
- La quête de matériaux naturels et durables, face aux excès de la pétrochimie et de la production de masse ;
- L’attrait pour les formes organiques et aériennes, en réaction aux lignes froides du minimalisme industriel ;
- La redécouverte d’un artisanat noble, capable de combiner finesse, souplesse et résilience.
Des marques comme Gubi (collection Bohemian 72 de Gabriella Crespi), Sika-Design (rééditions de Nanna Ditzel, Arne Jacobsen), valorisent ce matériau dans des collections où le rotin redevient une matière de luxe, mais un luxe apaisé, écologique, intemporel.
Ce retour du rotin ne se contente pas de reproduire le passé : il en sélectionne les formes les plus fortes — volutes, structures cintrées, tressages géométriques — et les transpose dans des intérieurs contemporains : murs clairs, textiles naturels, éclairages doux. Le rotin devient alors le vecteur d’un nouvel art de vivre, à la fois raffiné et sensoriel.
Cette redécouverte s’accompagne d’une réflexion sur la traçabilité, la juste rémunération des artisans et le respect des forêts tropicales, autant de dimensions éthiques absentes dans les années 1920-1930. En cela, le revival du rotin dépasse la nostalgie : il traduit une exigence nouvelle, où esthétique et responsabilité vont de pair.
Conclusion
Loin d’être un simple matériau décoratif ou un signe d’exotisme passé, le rotin s’impose, à travers le prisme de l’Art déco, comme un acteur discret mais décisif des mutations esthétiques du XXe siècle. Sa souplesse naturelle, sa capacité à être cintré, tressé, stylisé, en font un support idéal pour l’expérimentation formelle — que ce soit dans les volutes géométriques de Louis Sognot, les entrelacs modernistes de Gabriella Crespi ou les compositions verticales de Paul Frankl.
Dans le contexte de l’Art déco, le rotin a su transcender ses origines coloniales pour devenir un symbole d’innovation accessible. Il matérialise l’alliance du raffinement et de la simplicité, de la ligne et du confort, de la tradition artisanale et de l’élan moderniste. À l’heure où les expositions, les galeries et les éditeurs redécouvrent ce patrimoine, le rotin apparaît non plus comme un vestige, mais comme un vecteur d’avenir : celui d’un design sensible au climat, au rythme de vie, à la matérialité du monde.
Aujourd’hui, à l’intersection du vintage et de la conscience écologique, le rotin Art déco inspire une nouvelle génération de créateurs. Ils y puisent une leçon essentielle : celle d’un design profondément contextuel, qui valorise la main, la matière, et la justesse formelle. Dans ce retour du rotin, ce n’est pas tant un style qu’une attitude qui renaît : celle d’un modernisme habité, généreux, durable.